Chapitre 19

 

 

Le Marriott du centre-ville était énorme, brillamment illuminé et son activité aussi frénétique que celle d’une fourmilière. Plusieurs voitures de police étaient garées non loin et deux officiers en étaient descendus pour organiser la circulation devant l’hôtel. Je vis une bonne vingtaine de limousines dans la rue qui avançaient en direction du portique devant les portes de l’hôtel. Toutes semblaient plus grosses et plus luxueuses que la nôtre. Des voituriers se précipitaient pour aller garer les véhicules des invités qui avaient pris le volant. Une dizaine d’hommes en veste rouge se tenaient tout autour, affichant une expression d’ennui qu’on aurait pu prendre pour de l’inattention. La sécurité de l’hôtel.

Martin s’avança jusqu’à l’entrée et dit :

— Je vous attendrai ici. (Il fit passer un téléphone portable tenant dans la paume de la main à Susan. Elle le glissa dans une pochette noire.) Si tu rencontres un problème, appuie sur la touche 1 et appelle le numéro enregistré.

À cet instant, un voiturier ouvrit la portière de mon côté et je me glissai hors de la voiture. Mon smoking de location était un peu inconfortable. Les chaussures étaient assez longues pour moi mais trop larges de plusieurs centimètres. Je rajustai ma veste d’un mouvement d’épaules, redressai ma ceinture de smoking et tendis la main à Susan. Elle sortit de la voiture avec un grand sourire et arrangea mon nœud papillon.

— Souris, dit-elle à mi-voix. Tout le monde ici s’inquiète pour son image. Si tu entres avec cet air renfrogné, nous allons détonner.

Je souris d’une manière que j’espérais à même de camoufler mon véritable sentiment. Susan jaugea mon expression d’un air critique, hocha la tête puis glissa son bras sous le mien. Nous entrâmes sous le couvert de nos grands sourires. L’un des gardes de la sécurité nous arrêta devant la porte et Susan lui tendit les invitations. Il nous fit signe de passer.

— La première chose à faire est de trouver un escalier, dis-je en souriant. Les quais de chargement doivent être près des cuisines, et c’est à l’étage en dessous. C’est par là qu’ils vont faire entrer les objets d’art.

Susan retint mon pas en direction des marches.

— Pas encore, dit-elle. Si on commence à fouiner à peine la porte passée, quelqu’un pourrait nous remarquer. Nous devrions nous joindre aux autres jusqu’à ce que les enchères commencent. Les gens seront distraits à ce moment-là.

— Si nous attendons, toute l’opération pourrait avoir lieu tandis que nous frayons avec l’élite.

— Peut-être, admit Susan. Mais il y a de bonnes chances pour qu’Anna Valmont et l’acheteur pensent la même chose.

— Les enchères commencent quand ?

— Onze heures.

— En admettant que la note ait signifié que la vente aurait lieu à 23 h 45, cela ne nous laisse pas beaucoup de temps pour explorer les lieux. Cet endroit est immense.

Nous montâmes sur un Escalator et Susan haussa le sourcil vers moi.

— Tu as une meilleure idée ?

— Pas pour le moment, dis-je.

J’aperçus mon reflet dans une colonne de cuivre poli. Je n’étais pas mal du tout. Il y a une bonne raison derrière le fait que le smoking n’a pratiquement pas évolué depuis un siècle. On ne remplace pas quelque chose qui ne se démode pas. Un smoking donne de l’allure à n’importe qui, et j’en étais la preuve vivante.

— Tu crois qu’il y aura quelque chose à manger ? Je meurs de faim.

— Assure-toi juste de ne pas faire de taches sur ta chemise, maugréa Susan.

— Aucun problème. Je n’aurai qu’à m’essuyer les doigts sur ma ceinture.

— Tu n’es pas sortable, répliqua-t-elle.

Elle s’appuya contre moi : c’était agréable. Je me sentais bien, d’une façon générale. Apparemment, je présentais bien quand je voulais et j’avais une femme séduisante – non, j’avais Susan – à mon bras, dans une tenue des plus élégantes. Bon, c’était un point positif assez faiblard comparé à l’océan de négativité dans lequel je pataugeais, mais c’était déjà quelque chose et cela dura jusqu’à notre arrivée en haut de l’Escalator. Je profite des bons moments partout où c’est possible.

Nous suivîmes le flot d’hommes et de femmes en tenue de soirée au fil de plusieurs autres Escalator jusqu’à rejoindre une gigantesque salle de bal. Des lustres pendaient du plafond et chaque centimètre carré de table était recouvert d’amuse-gueules hors de prix et de sculptures de glace. Un groupe de musiciens se produisait de l’autre côté de la pièce. Ils jouaient du jazz décontracté et classe, sans avoir l’air de se fouler particulièrement. Des couples tout aussi décontractés dansaient sur une piste de la taille d’un terrain de basket.

La foule n’était pas très dense, mais il y avait déjà deux cents personnes sur place, et d’autres arrivaient derrière nous. Des discussions polies mais manquant de sincérité emplissaient l’air, accompagnées de sourires et de rires tout aussi hypocrites. Je reconnus un certain nombre de fonctionnaires municipaux autour de moi, ainsi qu’un ou deux musiciens professionnels et au moins un acteur de cinéma.

Un garçon en veste blanche nous tendit un plateau de coupes de champagne et j’en saisis promptement deux, en faisant passer la première à Susan. Elle porta le verre à ses lèvres mais ne but pas. Le champagne sentait bon. Je pris une gorgée : il était effectivement très bon. Je ne suis pas un buveur particulièrement impressionnant, donc je m’arrêtai à la première gorgée. M’enfiler une coupe de champagne avec l’estomac vide se révélerait probablement malvenu si je me retrouvais à devoir réagir précipitamment par la suite. Ou m’enfuir précipitamment. Ou quoi que ce soit nécessitant de se précipiter.

Susan salua un couple plus âgé que nous et s’arrêta pour faire les présentations. Je maintins mon sourire de façade et prononçai les platitudes polies attendues au bon moment. Mes joues commençaient déjà à me faire mal. Nous répétâmes la même scène pendant une demi-heure environ, tandis que l’orchestre jouait quelques morceaux discrets de musique dansante. Susan connaissait beaucoup de monde. Elle avait été reporter à Chicago pendant cinq ou six ans avant d’être obligée de quitter la ville, mais elle avait de toute évidence eu le temps d’entrer dans les bonnes grâces de plus de gens que je l’aurais imaginé. Bien joué, Susan.

— À manger, dis-je après qu’un vieil homme au dos voûté eut embrassé Susan sur la joue avant de s’éloigner. Donne-moi à manger, Seymour[3] !

— C’est toujours le tronc cérébral qui commande chez toi, murmura-t-elle.

Mais elle me guida néanmoins jusqu’au buffet afin que je puisse m’emparer d’un minuscule sandwich. Je me retins d’avaler le truc d’une seule bouchée, ce qui se trouva être une bonne idée dans la mesure où il était traversé par un cure-dent. Mais le sandwich ne fit pas long feu.

— Au moins mâche avec la bouche fermée, dit Susan.

Je pris un deuxième sandwich.

— Je ne peux pas m’en empêcher. Je suis habité d’une telle joie de vivre, bébé.

— Et souris.

— Mâcher et sourire ? En même temps ? Tu me prends pour Jackie Chan ?

Elle avait une réplique toute prête, mais celle-ci mourut sur ses lèvres après la première syllabe. Je sentis sa main serrer mon bras. J’envisageai brièvement de gober le deuxième sandwich, histoire de lui régler son affaire, mais j’optai pour la solution plus sophistiquée. Je le glissai dans la poche de ma veste, pour plus tard, et me tournai pour suivre le regard de Susan.

Je le fis juste à temps pour croiser le regard de Johnny Gentleman Marcone. C’est un homme de taille à peine plus que moyenne et de carrure modeste. Ses traits étaient beaux mais sans rien de remarquable. Un responsable de casting l’aurait choisi pour incarner l’engageant voisin de la maison d’à côté. Il n’arborait pas son bronzage de marin habituel. On était en février, après tout. Mais les pattes-d’oie autour de ses yeux vert clair répondaient toujours à l’appel. Il ressemblait vraiment à l’image qu’il désirait donner en public : celle d’un homme d’affaires normal et respectable, une incarnation réussie du rêve de la classe moyenne américaine.

Cela dit, Marcone m’effrayait plus qu’aucun autre être humain que j’aie jamais rencontré. Je l’avais vu sortir un couteau de sa manche plus rapidement qu’un psychotique déchaîné avait été capable de lui assener un coup de démonte-pneu. Plus tard, durant la même soirée, il avait projeté un autre couteau à travers une corde alors qu’il était suspendu la tête à l’envers dans le noir. Marcone était sans doute humain, mais il n’était pas normal. Il avait pris le contrôle du crime organisé à Chicago durant une guerre des gangs façon « chacun pour soi » et l’avait dirigé d’une main de fer depuis, malgré tous les efforts d’ennemis ordinaires comme surnaturels pour l’ébranler. Il avait accompli cet exploit en se montrant plus redoutable que tout ce qui pouvait en avoir après lui. De toutes les personnes présentes, Marcone était le seul que je puisse voir à ne pas arborer un sourire feint. Et cela ne semblait pas non plus le troubler.

— Monsieur Dresden, dit-il. Et mademoiselle Rodriguez, si ma mémoire est bonne. Je ne savais pas que vous collectionniez les œuvres d’art.

— Je suis le collectionneur le plus important d’Elvii en velours dans notre belle ville de Chicago, répondis-je immédiatement.

— Elvii ? s’enquit Marcone.

— J’imagine que le pluriel pourrait être « Elvises », expliquai-je. Mais si je dis ça trop souvent, je me retrouve à marmonner tout seul et à nommer les objets « mon précieux ». Donc en général j’opte pour le pluriel latin.

Cette fois, Marcone sourit. C’était une expression glaciale. Les tigres au ventre plein arborent un sourire similaire à celui de Marcone en regardant jouer les bébés faons.

— Ah ! J’espère que vous trouverez quelque chose à votre goût ce soir.

— Je suis facile à contenter, dis-je. N’importe quel vieux chiffon fera l’affaire.

Marcone plissa les yeux. Il y eut un court instant de silence durant lequel il croisa volontairement mon regard. J’avais déjà connu la Vision avec lui. C’était l’une des raisons pour lesquelles j’avais peur de lui.

— Dans ce cas, je vous recommande d’être prudent dans vos acquisitions.

— Prudent, c’est tout moi, répondis-je. Vous êtes sûr que vous ne préférez pas rendre les choses plus simples ?

— Par respect pour vos limites, je serais presque tenté de le faire, rétorqua Marcone. Mais j’ai bien peur de ne pas être tout à fait sûr de savoir de quoi vous parlez.

Je sentis mes yeux se plisser et je fis un pas en avant. La main de Susan appuya sur mon bras, m’enjoignant silencieusement de me maîtriser. Je baissai la voix afin que la suite reste entre Marcone et moi.

— Je vais vous dire. Commençons par l’un de vos gorilles tentant de composter mon ticket dans un parking. De là, nous pourrons aller jusqu’au passage où je mets en place la réponse appropriée.

Je ne m’attendais pas à ce qui se passa ensuite.

Marcone cligna des yeux.

Ce n’était pas excessivement visible. À une table de jeu, seuls un ou deux joueurs s’en seraient aperçus. Mais j’étais juste en face de lui, je le connaissais et je le vis. Mes paroles avaient alarmé Marcone et, l’espace d’une demi-seconde, cela se vit. Il le dissimula rapidement, se para d’un sourire d’homme d’affaires qui était bien meilleur que mon faux sourire et me tapota gentiment le bras de sa main.

— Ne me provoquez pas en public, Dresden. Vous ne pouvez pas vous le permettre. Et je ne peux pas vous le permettre non plus.

Une ombre recouvrit Marcone. Je levai les yeux et vis Hendricks envahir mon champ de vision dans son dos. Hendricks était toujours énorme, toujours roux et ressemblait toujours à un joueur de football américain un peu trop maladroit pour passer de l’université au circuit professionnel. Son smoking était plus classe que le mien. Je me demandai s’il portait encore son gilet pare-balles en dessous.

Cujo Hendricks était accompagné. Par une blonde. Un ange nordique, magnifique, élégant, avec des jambes interminables et des yeux bleus. Elle portait une robe blanche et des bijoux d’argent scintillaient autour de sa gorge, de chacun de ses poignets et à l’une de ses chevilles. J’ai vu des Bikini dans Sports Illustrated qui auraient pu paraître trop simples pour être portés par la cavalière de Hendricks.

Elle ouvrit la bouche et un ronronnement rauque en jaillit :

— Monsieur Marcone ? Il y a un problème ?

Marcone haussa un sourcil.

— Est-ce le cas, monsieur Dresden ?

J’aurais probablement répondu quelque chose de stupide, mais les ongles de Susan s’enfoncèrent dans mon avant-bras à travers ma veste.

— Aucun problème, répondit Susan. Je ne crois pas que nous ayons été présentés.

— Non, dit la blonde en roulant légèrement les yeux. En effet.

— Monsieur Dresden. Mademoiselle Rodriguez. Je pense que vous connaissez tous les deux M. Hendricks. Et voici Mlle Gard.

— Ah ! dis-je. Une de vos employées, j’imagine.

Mlle Gard sourit. C’était la soirée des sourires professionnels, apparemment.

— Je viens de la fondation Monoc, dit-elle. Je suis consultante.

— À quel sujet, on se le demande, intervint Susan.

Elle avait clairement le sourire le plus aiguisé de tous les individus présents.

— Sécurité, répondit Gard sans paraître troublée. (Elle se concentra sur moi.) Je m’assure que les voleurs, les espions et autres esprits errants n’envahissent pas la pelouse.

Et je compris. Qui qu’elle puisse être, il était fort probable que Mlle Gard soit responsable des glyphes qui avaient tellement amoché Bob. Ma colère vertueuse s’évapora, remplacée par la prudence. Marcone s’était montré préoccupé par mes talents. Il avait entrepris de prendre des mesures pour équilibrer les choses et il n’est pas du genre à dévoiler sa main trop tôt, ce qui signifiait qu’il était déjà prêt à faire face aux problèmes que je pourrais lui causer. Il était prêt à m’affronter.

Marcone déchiffra mon expression et me dit :

— Ni l’un ni l’autre ne souhaitons de complications déplaisantes, Dresden. (Son regard devint froid, dur.) Si vous voulez discuter, appelez mon bureau demain. D’ici là, je vous suggère de chercher ailleurs vos représentations classiques d’Elvis.

— J’y songerai, répondis-je.

Marcone secoua la tête et s’éloigna pour se mêler à son tour à la foule, ce qui semblait essentiellement consister à serrer des mains et à hocher la tête aux moments opportuns. Hendricks et Gard l’Amazone le suivaient comme son ombre, jamais très loin.

— Quel charmeur tu fais ! murmura Susan.

J’émis un grognement.

— Tant de diplomatie.

— Kissinger m’a tout appris, dis-je. (Je dardai un regard noir en direction de Marcone.) Je n’aime pas ça.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il prépare quelque chose. Il a mis en place des défenses magiques autour de chez lui.

— Comme s’il s’attendait à des problèmes, conclut Susan.

— Ouais.

— Tu penses que c’est lui l’acheteur du suaire ?

— Ça cadrerait plutôt bien avec le reste, dis-je. Il a suffisamment de contacts et d’argent pour le faire. La transaction aura apparemment lieu ici, pendant son gala. (Je fouillai la salle des yeux tout en parlant.) Il ne fait rien sans planifier les choses à son avantage. Il a probablement des amis parmi l’équipe de sécurité de l’hôtel. Ce qui lui donnerait toute la liberté nécessaire pour rencontrer Valmont dans un endroit loin de tous les regards.

Je retrouvai Marcone tandis qu’il trouvait un coin isolé près d’un mur et portait un minuscule téléphone portable à son oreille. Il parla dans le combiné, les yeux durs, avec l’expression d’un homme qui n’écoutait pas mais ne faisait que donner des ordres. Je tentai d’Écouter ce qu’il disait, mais entre le groupe, la salle et les voix tout autour je ne fus pas capable de capter quoi que ce soit.

— Mais pourquoi ? demanda Susan. Il a les moyens et les ressources mais quelle raison aurait-il d’acheter le suaire ?

— Je n’en sais fichtre rien.

Susan hocha la tête.

— Il n’était clairement pas content de te voir ici.

— Ouais. Quelque chose l’a troublé, lui a fait l’effet d’une méchante surprise. Tu as vu son visage ?

Susan fit « non » de la tête.

— Que veux-tu dire ?

— Une réaction durant notre conversation. Je suis sûr de l’avoir vue. Il a été pris par surprise et ça ne lui a pas plu.

— Tu l’as ébranlé ?

— Possible, dis-je.

— Assez pour l’inciter à avancer le moment de l’échange ?

Les yeux sombres de Susan avaient également trouvé Marcone, qui referma son téléphone et s’avança vers l’une des portes de service, Gard et Hendricks sur ses talons. Marcone s’arrêta pour parler à un garde de la sécurité en veste rouge et décocha un coup d’œil dans notre direction.

— J’ai l’impression que nous ferions mieux de bouger, dis-je. J’ai besoin d’une minute pour utiliser le sort sur cet échantillon de tissu et nous conduire jusqu’au suaire.

— Pourquoi tu ne l’as pas déjà fait ?

— Portée limitée, dis-je. Et le sort ne durera pas longtemps. Il faut que nous soyons à côté.

— À quel point ? demanda Susan.

— À une trentaine de mètres, je dirais.

Marcone quitta la salle et le garde de la sécurité porta sa radio à la hauteur de sa bouche.

— Merde ! lâchai-je.

— Du calme, me dit Susan d’une voix qui semblait pourtant tendue. Nous sommes parmi l’élite de Chicago. Les gars de la sécurité vont vouloir éviter le scandale.

— D’accord, dis-je en me dirigeant vers la porte.

— Doucement, me dit Susan. (Son sourire était revenu.) Pas de précipitation.

Je tentai de ne pas me précipiter, malgré le garde de la sécurité qui se rapprochait de nous. Je vis d’autres vestes rouges se déplacer à la périphérie de mon champ de vision. Nous maintînmes le pas lent et gracieux de personnes se déplaçant au cœur d’une fête et Susan sourit suffisamment pour nous deux. Nous atteignîmes les portes juste avant qu’une autre veste rouge apparaisse par les battants face à nous, nous coupant la route.

Je reconnus l’homme en question : le tireur à l’extérieur du studio de télévision, celui qui avait bien failli nous éparpiller façon puzzle, le père Vincent et moi, dans le parking. Son regard s’écarquilla quand il me reconnut et sa main se déplaça en direction du holster d’épaule qu’il avait sous sa veste. Son langage corporel était clair : suivez-moi tranquillement ou je vous troue la peau.

Je regardai autour de nous mais, à part les invités, la piste de danse et les autres agents de sécurité, rien ne semblait vraiment constituer une issue. Puis l’orchestre entama quelque chose d’un peu plus rapide, avec un rythme latin syncopé, et plusieurs des couples les plus jeunes qui n’avaient pas dansé jusque-là s’avancèrent sur la piste.

— Viens, dis-je en guidant Susan.

— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.

— Je gagne du temps pour pouvoir traverser la pièce jusqu’à ces autres portes, répondis-je.

Je me tournai vers elle, posai une main sur sa taille et pris son autre main dans la mienne, puis me lançai sur la piste de danse pour un pas de deux peu compliqué.

— Tu n’as qu’à me suivre.

Je tournai mon regard vers elle et vis sa bouche s’ouvrir sous le choc.

— Tu m’avais dit que tu ne savais pas danser.

— Pas dans les boîtes de nuit et autres lieux du même genre.

Elle me suivit suffisamment bien pour me permettre d’effectuer une petite flexion et de me mettre à bouger avec un peu plus d’entrain.

— Je ne suis pas très bon pour le rock and roll. Mais la danse de salon, c’est une autre affaire.

Susan se mit à rire et ses yeux sombres brillèrent alors même qu’elle scrutait la foule autour de nous à la recherche de nouvelles vestes rouges.

— Entre ça et le smoking, tu deviendrais presque classe. Où as-tu appris ?

Je continuai à nous faire progresser sur la piste, faisant tournoyer Susan à bout de bras avant de la ramener vers moi.

— Lorsque je suis arrivé à Chicago, j’ai eu plusieurs boulots avant de m’associer à Nick Christian des Enquêtes de l’ange dépenaillé. L’un de ces jobs consistait à être partenaire de danse pour une association de personnes du troisième âge.

— Tu as appris à danser avec des petites vieilles ?

— C’est difficile de danser le tango avec quelqu’un qui a un lumbago, répondis-je. Ça demande beaucoup de talent.

Je fis de nouveau tournoyer Susan, ramenant cette fois son dos contre mon torse, une main toujours sur sa taille tandis que l’autre maintenait son bras tendu. Il y avait quelque chose de subtilement électrique dans le fait de la toucher, d’avoir sa taille fine et souple sous mes doigts. Ses cheveux sentaient la cannelle et sa robe dévoilait une partie non négligeable de son dos. Cela nuisait largement à ma concentration. Et lorsqu’elle me jeta un regard par-dessus son épaule, ses yeux semblaient brûlants. Elle aussi le sentait.

Je déglutis. Concentre-toi, Harry.

— Tu vois ces portes derrière les tables du buffet ?

Susan hocha la tête.

Je regardai par-dessus mon épaule. Les gardes avaient été ralentis par la foule et nous avions atteint l’autre côté de la pièce avant eux.

— C’est là que nous allons. Il faut semer ces types et trouver Valmont avant que Marcone la rejoigne.

— Est-ce que la sécurité ne va pas nous suivre jusque dans les cuisines ?

— Pas si Martin l’Ordinaire détourne leur attention avant que nous quittions l’étage.

Les yeux de Susan scintillèrent et elle continua à danser avec moi tout en sortant le petit téléphone de sa pochette.

— Tu as l’esprit retors.

— Traite-moi de fou mais je préférerais éviter d’être raccompagné par les gorilles de Marcone.

La chance nous sourit un peu plus quand l’orchestre se mit à jouer un morceau légèrement plus lent. Susan put rester plus près de moi, dissimulant en partie son téléphone portable. J’entendis l’appareil composer le numéro et je tentai d’apaiser mes pensées et mes émotions. Cela n’avait pas marché longtemps dans le studio de Larry Fowler, mais si j’arrivais à juguler mes émotions, Susan devrait au moins pouvoir passer un appel.

Cela fonctionna. Elle parla à voix basse dans le téléphone pendant trois ou quatre secondes puis le referma et le rangea.

— Deux minutes, dit-elle.

Bon sang. Martin était un bon. J’entrevis deux gardes de la sécurité près des portes principales. Le tueur aux cheveux sombres de Marcone s’était rapproché. Il avait du mal à se frayer poliment un passage à travers la foule et nous avions réussi à prendre une certaine avance en dansant.

— On a un signal quelconque ?

— Je pense qu’on va attendre qu’une diversion se produise, répondit Susan.

— Comme quoi ?

Un crissement de pneus en plein freinage recouvrit soudain la musique de l’orchestre. On entendit un grand bruit de collision et le fracas de panneaux de verre qui se brisaient, accompagnés de cris venus du hall de l’hôtel en contrebas. L’orchestre s’interrompit sous l’effet de la confusion et les gens se dirigèrent en masse vers la sortie pour voir ce qui se passait.

— Comme ça, dit Susan.

Nous dûmes nager à contre-courant, si l’on peut dire, mais personne ne parut faire attention à nous. J’entraperçus le tueur de Marcone qui se dirigeait vers la source du grabuge. Cet idiot avait son arme à la main, malgré le fait que tout angle de tir potentiel risquait à tout instant d’être envahi par de riches et influents mondains. Au moins tenait-il son pistolet vers le bas et contre sa jambe.

Le personnel était tout aussi distrait que le reste de la foule par la perturbation et nous pûmes nous glisser dans le corridor de service sans que quiconque y trouve à redire. Susan scruta rapidement les alentours et demanda :

— Ascenseurs ?

— L’escalier, s’il y en a un. Si quelqu’un nous tire dessus, on aura beaucoup plus de place pour hurler et agiter les bras. (Je repérai un plan d’évacuation d’alerte incendie sur le mur et le parcourus du doigt.) Là, au fond du couloir à gauche.

Susan avait quitté ses chaussures pendant que je lisais le plan. Elle sembla soudain bien plus petite, mais ses pieds se déplaçaient en silence sur la moquette. Nous atteignîmes le bout du couloir et nous engageâmes dans l’escalier. Nous descendîmes trois étages, jusqu’au rez-de-chaussée. J’ouvris la porte donnant sur les marches et jetai un coup d’œil. Un petit ascenseur miteux s’ouvrit et deux types en uniforme blanc taché de cuisinier en sortirent et descendirent le couloir en discutant, le regard fixé devant eux. J’entendis une ou deux sirènes hurler à l’extérieur.

— Je dois accorder une chose à Martin, soufflai-je. Lorsqu’il fait diversion, il fait vraiment diversion.

— Il a une très forte conscience professionnelle, admit Susan.

— Garde l’œil ouvert, dis-je en m’écartant de la porte.

Le regard de Susan scruta alternativement l’escalier et le couloir tandis que je me reculais pour m’agenouiller au sol en sortant ce dont j’aurais besoin pour mon sortilège de recherche.

Je tirai un marqueur noir et dessinai un cercle bien rond sur les carreaux du sol. Le marqueur crissa tandis que j’effectuais le geste et, au moment où je terminai le cercle, je lui ordonnai mentalement de se fermer. Une barrière douce, quelque chose que je ne pouvais pas voir mais que je sentis clairement se ferma autour de moi, éloignant les forces perturbatrices afin que je puisse travailler à mon sort.

— C’est un marqueur indélébile ? demanda Susan.

— C’est ainsi que je soutiens les forces de l’anarchie lorsque l’envie m’en prend, expliquai-je. Juste une minute.

Je sortis l’échantillon du père Vincent et un canard mécanique en plastique.

Ce qui n’est pas aussi maboul qu’il y paraît. Ne zappez pas.

Je plaçai la fibre sur le bec du canard puis remontai celui-ci. Je psalmodiai à mi-voix une incantation, essentiellement des syllabes sans queue ni tête, en me concentrant sur ce que je désirais. Je posai ensuite le canard par terre, mais au lieu de commencer à se dandiner, il attendit, complètement immobile. Je dus utiliser un élastique pour attacher la petite fibre au bec du canard. Elle était trop courte pour que je puisse l’y accrocher. Je me concentrai, écartant toute pensée à l’exception de celles dont j’avais besoin pour le sort, puis libérai la magie accumulée avec un murmure :

— Cherche, cherche, cherche.

Le pouvoir se déversa hors de moi, me laissant légèrement haletant. Le petit canard jaune tressaillit puis se mit à tournoyer sur lui-même sans but. J’opinai une fois de la tête, tendis la main et, dans un effort de volonté pour soutenir le geste, je brisai le cercle. L’écran disparut aussi vite qu’il était arrivé et le petit canard jaune fit « coin-coin » et fila vers la porte.

Je levai les yeux vers Susan. Ses prunelles sombres et magnifiques contemplaient le canard avec ce qui pouvait charitablement être qualifié de scepticisme extrême.

Je lui fis une moue renfrognée.

— Ne dis rien.

— Je n’ai rien dit.

— Eh bien, continue comme ça !

Elle réprima difficilement un sourire.

— Promis.

J’ouvris la porte. Le canard s’avança dans le couloir, fit de nouveau « coin-coin » et tourna vers la gauche. Je m’avançai, ramassai le canard et annonçai :

— Il n’est pas loin. Allons-y. Nous vérifierons simplement le canard aux intersections.

— Le canard est au courant qu’il y a un escalier ?

— Plus ou moins. Viens… Je ne sais pas combien de temps le sort va durer.

J’ouvris la voie. Je ne suis pas l’athlète le plus puissant du monde mais je fais un peu d’exercice, j’ai de très longues jambes et je peux marcher plus vite que certains courent. Le canard nous guida à l’intérieur de deux longs corridors jusqu’à une porte ornée d’un panneau « RÉSERVÉ AUX EMPLOYÉS ».

J’ouvris la porte, jetai un coup d’œil dans la pièce puis annonçai dans un murmure :

— Blanchisserie.

Des bruits de pas se firent entendre derrière nous, provenant d’un autre corridor. Susan tourna vers moi des yeux écarquillés. J’entrai dans la pièce, Susan sur mes talons. Je refermai presque entièrement la porte, l’empêchant de se fermer tout à fait pour éviter que la serrure cliquette et nous fasse repérer.

Les pas se rapprochèrent et les silhouettes de deux personnes passèrent rapidement devant la porte entrouverte.

— Hendricks et Gard, murmurai-je à Susan.

— Comment le sais-tu ? demanda-t-elle sur le même ton.

— J’ai senti le parfum de la blonde.

Je comptai silencieusement jusqu’à dix avant d’ouvrir la porte et de regarder à l’extérieur. Le couloir était désert. Je fermai la porte puis allumai la lumière. La pièce était plutôt grande, avec plusieurs machines à laver industrielles alignées contre un mur. Une batterie de séchoirs leur faisait face sur le mur opposé et au centre se trouvaient plusieurs grands plans de travail sur lesquels s’élevaient des piles et des piles de serviettes et de draps blancs pliés. Je posai le canard sur le sol et il s’éloigna en se dandinant le long de la rangée de comptoirs.

— C’est aussi comme ça qu’il était caché sur le yacht. Dissimulé au milieu du linge.

— Et ces voleurs professionnels sont du genre à être aussi prévisibles ? s’interrogea Susan.

Je fronçai les sourcils et reposai le canard par terre.

— Surveille la porte.

Le canard se dandina immédiatement vers le coin opposé de la pièce et buta sur du linge suspendu. J’écartai les draps étendus et découvris derrière eux une large grille de ventilation. Je m’agenouillai et fis courir mon regard et mes doigts sur les bords de la grille jusqu’à trouver deux trous là où il y avait eu des vis. Une rapide traction sur la grille me permit de la retirer du mur, révélant un orifice d’à peu près un mètre de large. J’y passai la tête et découvris un conduit de ventilation courant entre les murs. Le canard s’y engouffra et prit à droite.

— Tuyau de ventilation, dis-je. (Je me débarrassai de ma veste de smoking et arrachai sans réfléchir mon nœud papillon. Je retirai mes chaussures trop larges pour moi et retroussai les manches de ma chemise, découvrant mon bracelet-bouclier par la même occasion.) Je reviens tout de suite.

— Harry…, commença Susan d’une voix inquiète.

— J’ai vu Alien. Je ne suis pas Tom Skerritt.

Je lui fis un clin d’œil, ramassai le canard et m’engageai dans le conduit en tâchant de faire aussi peu de bruit que possible.

Tout était apparemment très calme. Le conduit était tout droit, avec des grilles s’ouvrant sur des salles techniques environ tous les quinze ou vingt pas. J’avais dépassé trois de ces grilles lorsque j’entendis des voix.

— Cela ne correspond pas à notre accord, dit celle de Marcone.

Elle était accompagnée des craquements propres à la transmission radio.

L’accent britannique fluide d’Anna Valmont lui répondit depuis l’autre côté de la grille.

— Pas plus que ce rendez-vous avancé. Je n’aime pas qu’un acheteur change le plan établi.

Clic radio. La voix de Marcone reprit, calme et fluide.

— Je vous assure que je n’ai aucun intérêt à rompre la confiance établie avec votre organisation. Ce ne serait pas une bonne manière de faire affaire.

— Lorsque j’aurai eu la confirmation du transfert de fonds, vous recevrez l’article. Pas une seconde avant.

— Mon agent à Zurich…

— Vous me prenez pour une idiote ? Ce job nous a déjà coûté plus que tout ce que chacun d’entre nous aurait pu imaginer. Ne me recontactez pas tant que vous n’aurez pas quelque chose de valable à me dire, sans quoi je détruirai ce satané truc et m’en irai.

— Attendez, dit Marcone. (Sa voix était tendue.) Vous ne pouvez pas…

— Je ne peux pas ? répondit Valmont. Ne vous foutez pas de moi, Yankee. Et ajoutez un million de plus à la somme pour avoir tenté de me dire comment faire mon boulot. Si l’argent n’est pas là dans dix minutes, j’annule tout. Fin de transmission.

Je m’approchai de la grille et constatai qu’elle n’était pas tout à fait bien fixée dans son cadre. Valmont avait dû pénétrer dans l’hôtel et s’y déplacer par les conduits d’aération. Je jetai un œil à travers la grille. Valmont s’était installée dans un débarras. La seule lumière dans la pièce était l’éclat vert provenant de ce qui devait être un ordinateur de poche. Valmont marmonna quelque chose pour elle-même, les yeux rivés sur l’écran. Elle portait des vêtements noirs et moulants ainsi qu’une casquette de base-ball, noire également. Elle n’avait pas mis mon manteau, bon sang ! Mais j’imagine que je ne devais pas m’attendre que tout me soit apporté sur un plateau d’argent.

Je vérifiai le canard, en le posant face à moi. Il fit immédiatement demi-tour pour pointer vers Anna Valmont.

La voleuse arpentait la pièce comme un chat agité, le regard braqué sur son ordinateur. Pendant les quelques minutes que dura l’attente, mes yeux s’habituèrent à la pénombre et je vis qu’elle faisait les cent pas autour d’un tube pourvu d’une sangle pour être porté à l’épaule. Le tube était à moins de deux mètres de moi.

Je regardai Valmont s’agiter jusqu’à ce que son expression et ses pas se figent, les yeux comme hypnotisés par l’écran.

— Par les couilles de Jupiter ! dit-elle à mi-voix. Il a payé.

C’était maintenant ou jamais. J’empoignai la grille et poussai aussi doucement que possible. Elle s’écarta silencieusement du mur et je la posai sur le côté. Valmont était totalement concentrée sur son petit ordinateur. Si la perspective de ce paiement pouvait la distraire pendant un instant de plus, je serais en mesure de filer avec le suaire. Une manœuvre digne de James Bond. Avec un peu de chance, le smoking allait m’aider. Je n’avais besoin que de quelques secondes pour sortir du trou, saisir le suaire et retourner dans les conduits.

Je faillis mourir quand la radio de Valmont émit un craquement et que retentit la voix de Marcone :

— Voilà. Comme convenu, plus votre paiement supplémentaire. Est-ce que cela suffira ?

— Absolument. Vous trouverez votre marchandise dans un débarras, au sous-sol.

La voix de Marcone se fit plus incisive :

— Merci d’être plus précise.

Je me glissai hors du conduit en pensant : silence. Une longue extension amena mes doigts jusqu’à la courroie du tube.

— Si vous voulez, répondit Valmont. L’article est dans une salle verrouillée, à l’intérieur d’un tube de transport. Le tube lui-même est équipé d’un appareil incendiaire. Un transmetteur en ma possession a la capacité de désarmer ou d’activer le dispositif. Une fois que je me serai éloignée sans encombre de cet endroit, je désarmerai le dispositif et vous préviendrai par téléphone. Avant cela, je vous suggère de ne pas essayer d’ouvrir le tube.

J’écartai vivement mes doigts du tube.

— Une fois de plus, vous avez modifié notre arrangement, dit Marcone.

Il le dit d’une voix aussi lisse et froide que l’intérieur d’un réfrigérateur.

— Le vendeur semble avoir l’avantage sur ce marché.

— Il y a très peu de gens qui soient en mesure d’évoquer le fait d’avoir profité de moi.

Valmont lâcha un petit rire amer.

— Allons. Cela n’est rien de plus qu’une police d’assurance tout à fait raisonnable, dit-elle. Conduisez-vous comme un gentil petit garçon et votre précieux morceau de tissu ne risque rien. Tentez de me trahir et vous n’aurez rien.

— Et si les autorités vous trouvaient toutes seules ? demanda Marcone.

— Vous aurez besoin d’un balai et d’une pelle à poussière quand vous viendrez chercher l’article. Je dirais donc que vous seriez bien inspiré de faire votre possible pour que personne ne se trouve sur mon chemin.

Elle éteignit la radio.

Je me mordis la lèvre tandis que mon cerveau tournait à cent à l’heure. Même si je m’emparais du suaire immédiatement, Marcone serait mécontent de ne pas pouvoir mettre la main dessus. S’il ne faisait pas tuer Valmont, il enverrait au minimum la police à ses trousses. Valmont, en retour, détruirait le suaire. Si je prenais le suaire, je devrais agir vite pour l’écarter du dispositif incendiaire. Je ne pouvais pas compter simplement sur la magie pour le désactiver. Il pouvait tout aussi bien exploser à la suite d’une défaillance que devenir inerte.

J’aurais également besoin du transmetteur, et il n’y avait qu’une seule manière de l’obtenir.

Je m’avançai derrière Valmont et pressai le bec du canard en plastique contre son échine.

— Ne bougez pas, dis-je. Ou je tire.

Elle se raidit.

— Dresden ?

— Montrez-moi vos mains. (Elle leva les bras, la lumière verte de son ordinateur dévoilant des colonnes de chiffres.) Où est le transmetteur ?

— Quel transmetteur ?

Je pressai le bec du canard plus fort contre son dos.

— Moi aussi, j’ai eu une longue journée, mademoiselle Valmont. Celui dont vous venez juste de parler à Marcone.

Elle laissa échapper un petit bruit de malaise.

— Si vous le prenez, Marcone me tuera.

— Ouais, il tient beaucoup à son image. Vous feriez bien de venir avec moi pour vous mettre sous la protection des autorités. Maintenant, où est le transmetteur ?

Ses épaules s’affaissèrent et sa tête plongea en avant l’espace d’un instant. Je ressentis une pointe de culpabilité. Elle avait prévu d’être ici avec ses amis. Ils avaient été tués. C’était une femme jeune, seule en terre inconnue, et quoi qu’il arrive il était peu probable qu’elle sorte de cette situation à son avantage. Et voilà que je la menaçais avec un canard. J’avais l’impression d’être une brute impitoyable.

— La poche gauche de ma veste, dit-elle à voix basse.

Je me rappelai que j’étais un professionnel et portai la main à sa poche pour récupérer le transmetteur.

Elle me frappa de plein fouet.

L’instant d’avant, je tenais le canard contre son échine et tendais la main vers sa poche. Le suivant, je chutais au sol avec un bleu en forme de coude en train de se former sur ma mâchoire. La lumière de l’ordinateur miniature s’éteignit. Une petite lampe de poche – une lumière rouge – s’alluma et, d’un coup de pied bien placé, Valmont écarta le canard de ma main. Le rayon de la torche suivit le canard pendant une seconde de silence, puis elle se mit à rire.

— Un canard, dit-elle. (Elle porta la main à sa poche et en tira un petit pistolet semi-automatique argenté.) J’étais relativement sûre que vous ne tireriez pas. Mais, là, on dépasse vraiment les limites du ridicule.

Il faut que je me récupère un permis de port d’arme dissimulée.

— Vous ne tirerez pas non plus, dis-je en commençant à me relever. Alors autant pointer votre flingue ail…

Elle pointa son arme vers ma jambe et tira. La douleur me transperça la jambe et je poussai un cri involontaire. J’agrippai ma cuisse tandis que la lumière rouge se braquait sur moi.

Je me tâtai précipitamment la jambe. J’avais deux petites coupures mais je n’avais pas été touché. La balle avait frappé le sol en ciment près de moi et creusé un petit trou. Des éclats avaient dû m’infliger ces coupures.

— Vraiment navrée, dit Valmont. Vous disiez ?

— Rien d’important, répondis-je.

— Ah ! reprit-elle. Eh bien, il ne serait pas convenable de laisser ici un cadavre que mon acheteur devrait faire enlever. Donc il semble que je vais finalement effectuer une livraison en mains propres à Marcone. Je ne peux pas vous laisser vous enfuir avec l’objet de toutes les convoitises.

— Marcone est le cadet de vos soucis, dis-je.

— Non, en fait, il est plutôt en haut de la liste.

— Marcone n’est pas du genre à se laisser pousser des cornes et des griffes et à vous déchiqueter, dis-je. En tout cas, je ne crois pas. Il y a un autre groupe qui désire le suaire. Comme la chose sur le bateau, ce matin.

Je ne pouvais pas voir son visage au-delà du cercle rouge de la lampe, mais sa voix était un peu tremblante :

— Qu’est-ce que c’était ?

— Un démon.

— Un vrai démon ? (Il y avait quelque chose de tendu dans sa voix, comme si elle n’arrivait pas à décider si elle devait rire ou pleurer. Ça ne m’était pas inconnu.) Vous espérez que je vais croire qu’il s’agissait d’un authentique démon ?

— Ouais.

— Et j’imagine que vous êtes une sorte d’ange.

— Par l’enfer, non, répondis-je. Mais je travaille pour eux. En quelque sorte. Écoutez, je connais des gens qui pourront vous protéger de ces choses. Des gens qui ne vous feront pas de mal. Ils vous aideront.

— Je n’ai pas besoin d’aide, déclara Valmont. Ils sont morts. Ils sont morts tous les deux. Gaston. Francisca. Mes amis. Quoi que ces gens, ces choses puissent être, ils ne peuvent plus me faire de mal.

La porte verrouillée de la pièce hurla tandis que quelque chose l’arrachait de ses gonds et la projetait dans le couloir. La lumière du corridor se déversa à l’intérieur en un flot aveuglant et je dus me protéger les yeux l’espace d’une seconde.

J’aperçus des formes, des ombres devant la lumière. L’une était mince et accroupie, avec des vrilles de cheveux ténébreuses aussi aiguisées que des rasoirs formant un nuage ondulant autour d’elle. Une autre était sinueuse et d’apparence puissante, évoquant un homme qui aurait échangé ses jambes pour le corps écailleux d’un énorme serpent. Entre elles se tenait une silhouette d’apparence humaine, semblable à un homme en pardessus avec les mains dans les poches… mais les ombres qu’elle projetait ondulaient et bouillonnaient de façon démente, en faisant clignoter et trembler les lumières d’une manière qui donnait la nausée.

— Ne peuvent plus vous faire de mal, dit la forme centrale d’une voix masculine et discrètement amusée. Peu importe le nombre de fois où j’ai entendu cette phrase, c’est toujours un vrai défi à relever.

Suaire froid
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